Candice ou l'optimisme de Voltaire. Editions pocket, 2004.
Extrait : Comment candide se sauva d'entre les bulgares, et ce qu'il devint.
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux
armées. Les
trompettes,
les fifres, les
hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer.
Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la
mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La
baïonnette fut aussi la raison suffisante de la
mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui
tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des "Te Deum" chacun dans son camp, il
prit le
parti d'aller
raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna
d'abord
un village voisin; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les
lois
du
droit public.
Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs
enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de
quelques
héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la
mort.
Des
cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candice s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des
Bulgares,
et les héros abares l'avaient
traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin
hors
du
théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle
Cunégonde.
Ses
provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche
dans
ce
pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le
château de
monsieur le baron, avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.